19/12/2024
Nicole Villan, les Merles et les Sapins
Elle distinguait à peine, ce matin-là, l’Hôtel du Mont d’Arbois dans l’épaisse fumée blanche. Il neigeait et la « StAtion » comme la nommait Noémie de Rothschild, avec un grand A, languissant comme lorsqu’on boit un grog, la « StAtion » se noyait sous des monceaux de flocons. Nicole avait froid et même si son pantalon en fuseau émerveillait le petit-fils de Léopold II, il semblait givré. Sa matinée d’entraînement serait difficile. Elle harnacha la paire de skis sur son dos. La toile de Bonneval gainait ses muscles. Elle se dirigeait avec ses airs d’actrice américaine, vers le téléphérique de Rochebrune, avec la détermination d’un buffle. Mais dans les congères sa tête peinait à émerger de l’embêtement blanc. Megève s’en foutait ce matin des sportifs, et les noceuses, qui s’étaient endormies à cinq heures du matin sur des peaux de tigre, sommeillaient encore dans des chalets aux faux-airs de ferme de montagne, dessinés par Le Même. Nicole faisait abstraction de son statut de favorite dans l’équipe de France de ski, pour se concentrer sur ses objectifs : le Championnat du monde et le slalom de la coupe Valisère. Le grésil scarifiait ses joues. Ses cils se sclérosaient en stalactites. Son écharpe semblait renoncer à freiner l’offensive du froid. Du blanc, partout, tout le temps. Comme une sorte de nuit à l’envers. Elle marchait énergiquement et vit enfin la silhouette du téléphérique.
En pénétrant dans la gare de départ, le silence était seulement troublé par le bourdonnement d’un poste à galène, d’où une voix annonçait les nouvelles du jour. « Ce 7 décembre 1938, les deux nations se déclarent prêtes à établir des relations de bon voisinage. Elles expriment la conviction qu’ils n’existent entre elles aucune opposition d’ordre vital. »
Elle crut voir dans le brouillard le tremblement des silhouettes de Georges Bonnet et du Général Von Ribbentrop apposer leurs signatures sur l’accord franco-allemand.
Pas de présence humaine. La régie était vide et Nicole eut un peu d’appréhension en montant seule dans la cabine. À peine entamée, l’ascension s’interrompit, laissant la cabine soumise aux rafales de vent qui rendaient intenable la perception du froid. Elle ne distinguait pas les cables tant le téléphérique flotta quelques minutes dans une nuit de coton. Elle n’avait aucune raison de s’inquiéter : aux dires de ses amis la remontée n’avait pas connu d’incident depuis sa mise en service cinq ans auparavant. L’ascension reprit. Elle distingua quelques têtes roulant au dessus-de la piste comme des accessoires de prestidigitateurs. Les skieurs nageaient davantage qu’ils ne glissaient. Chaque fois qu’elle se pencha pour regarder, elle eut l’impression trompeuse d’impulser un mouvement à la cabine.
En haut, elle fut aussi accueillie par un poste à galène, comme si le personnel veillait à masquer son absence. Elle sortit de la gare et dut se protéger le visage dès que les murs ne l’abritèrent plus. Elle s’élança sur la « Super Megève », déterminée à ne pas s’entraîner pour rien. Elle commença par une chute dans une congère. Le vent accumulait la neige dans les dévers et malgré sa connaissance du domaine, la visibilité infime provoquait des maladresses. Même le Mont-Blanc se défilait, c’est pour vous dire. Elle dut s’arrêter. Le quelques faux-plats du début lui posaient problème car ils survenaient alors qu’elle croyait descendre. Elle perçut le danger qu’il y avait à ne pas essayer d’imaginer son parcours au préalable et décida de faire une brève pause
Quand elle se lança à nouveau, la descente devint plus franche et elle se laissa porter avec moins d’inquiétude, même si la poudreuse dépassait parfois sa taille, marquée par une ceinture de cuir. Elle goûtait une liberté réelle dans un mètre de neige fraîche et sur une piste étrennée par les seuls pisteurs. Une pionnière. La première trace sur une mer de neige. Cela lui rappela les descentes chinoises de son enfance, dans la forêt avec son moniteur de ski. Elle songeait à ces après-midi, comme à une virée en Arcadie. Elle s’était forgée un moral de championne dans ces territoires vierges où, entre deux sapins, les merles, les mésanges et les geais bleus s’envolaient sur son passage. Elle sut alors que la vie n’était qu’une glissade insolente et qu’elle ne renoncerait jamais à ses deux planches de hêtre. Elle effectua un virage approximatif en se repérant à l’aide des rares poteaux visibles. Par pallier, la visibilité s’améliorait légèrement sans que le Mont d’Arbois devînt visible ce qui donne une idée assez précise de la purée de poix dans laquelle elle évoluait. Elle ralentissait dans les courbes profondes car ces spatules disparaissaient sans qu’elle n’ait aucune idée des aspérités qu’elles absorbaient.
La descente de 700 mètres de dénivelé progressait à peine. Elle distingua une sorte de mur de soutènement et décida de s’arrêter. Il y avait un porche d’entrée et un escalier que seule la rampe permettait de distinguer. Sur les deux murs latéraux deux bancs étaient fixés à même la pierre par des chaînes d’acier. Elle avança, saisit la rampe et sortit une clémentine de sa poche. Il y avait des traces de sang dans la montée d’escalier et devant l’entrée. Elles formaient des figures ovales, un peu comme des anneaux olympiques, mais leur densité n’était pas uniforme. La neige ne les avait ni figées, ni noircies. Elle déchaussa ses skis qu’elle planta, droits contre le mur, et se hissa à l’aveugle pour ouvrit la porte. Quand elle regarda à l’intérieur, elle vit un toit béant. Et une pièce principale immaculée. L’animal ou l’homme blessé n’avait pas franchi le seuil. Un songe de son enfance lui revint en mémoire. Une entrée de couvent au bord d’un lac, du sang sous le porche. Le rouge avivé par le soleil et la certitude d’un établissement religieux. Des reflets dorés à la surface de l’eau, les chaînes de montagne autour du lac. Mais la carte postale était définitivement salie. La peur la réveillait. Les traces disparaissaient après le seuil. Elle jeta les peaux de clémentines au milieu des gouttes rouges. Le goût acidulé la rafraîchit. Elle avait blêmi comme lorsqu’un matin nous croisons, sur le trottoir, une silhouette blanche dessinée à la craie.
Les derniers mètres de la piste furent les plus rapides et les plus agréables. Nicole avait la sensation que la vue se dégageait et elle prit plaisir à virevolter.
Quelques mois plus tard, elle remporta la coupe Vallisère, sous les applaudissements de François Parodi et de Noémie de Rotschild. Tous les Mégevans firent une nouba d’enfer au Mont d’Arbois. La fête dura trois nuits entières. Cette victoire ne fut pas en mesure de faire taire les bruits de bottes. Trois allemandes montèrent sur le podium des championnats du monde et Nicole les ovationna.
© Stéphan Pardie
Photo d'une double page d'Alpes Magazine, décembre 2011.
07:03 Publié dans Nouvelles, récits | Commentaires (1) | Tags : sport, ski, histoire, littérature, nouvelle | | Digg | Facebook |
Commentaires
Bonjour,
Je suis la petite fille de Nicole Villan et suis tombée par hasard sur cet article!
Est-il possible de savoir d'ou vient ce texte?
Je suis bien curieuse merci de me répondre!!
:)
dans l'attente de votre retour,
Manon Boyé.
Écrit par : Manon Boyé | 02/08/2012
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