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27/10/2017

L'entretien électrique, Dimitri Bortnikov

Face au Styx, éditions Rivages.

 

Face au Styx, paru en janvier, le nouveau roman de Dimitri Bortnikov, charrie des torrents d'émotions et remise la rentrée littéraire dans des cartons à chapeaux; cascade de rire et de larmes. À quoi bon la rentrée quand on a Shakespeare, Tolstoi et Bortnikov?  qui se paie le luxe de rédiger son deuxième roman en Français, après trois en Russe. Dans une langue frigorifiante. Un peu comme si, non content d'écrire dans celle de Molière, il la balançait dans la Volga.

Un jeune homme déambule dans Paris, fait face au quotidien, d'aide-ménager à traducteur, multiplie les rencontres foldingues, convoque les vivants et les morts et nous entraîne dans un voyage mystique et grotesque. Au terme des 750 pages, le lecteur exsangue, n'a qu' une envie,  l'interviewer au Café Odessa. Dimitri l'attend un expresso à la main.

 

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                                                                  Crédit photo, Igor Kov

 

Je ne crois pas une minute à l’appellation « roman » de votre texte et j’aimerais que vous défendiez cette appellation. Pour moi, vous avez écrit une autobiographie tellement folle que vous avez sans doute eu peur que personne ne vous croie.

Je ne suis pas Dieu pour qu’on me croit ,moi ! ni un voleur, moi ! je pense qu’il faut jamais croire…c’est un roman, point barre. de toutes façons, si je dis que tout a été inventé ou que tout est vrai, ce sera faux ! je crois simplement, en toute dimitritude –d’ avoir écrit un livre…  un gros livre, ah ça – oui ! pour le donner au monde… pour que le monde le lise et que, si ça lui tombe des mains - ça lui fasse très mal aux pieds !

Au début, si vous souhaitez que l’on parle de ma façon d’écrire, elle est aussi incroyable que le résultat. pour chaque pain, il faut avoir un four ! pour chaque saucisse… parce que les écrivains français font souvent des saucisses -  ils utilisent des moules, et moi je ne fais pas de saucisses, moi ! je fais des gros taureaux et il a fallu 8 ans, mon dieu… c’est un taureau de 8 ans, bon dieu ! un taureau tout à fait combatif, lui ! un taureau de Phalaris, lui ! Il m’a fallu 8 ans pour faire au début 8000 pages manuscrites ! mais c’est à ébouriffer les chauves, ça ! imaginez ! et puis – il a fallu les réduire à 3000 pages dactylographiées ! et c’est pas tout !  je les ai envoyées à mon éditrice… comment ? eh bah en  trois boîtes à chaussures ! pleines de pages. du coup elle n’a pas pu essayer ses godasses parce c’était trop ! même pour un régiment de Goliath !

Elle a suggéré de réduire à une seule boîte ! puis il m’a fallu tout mettre en ordre parce que j’écris par bribes. et puis – le pire ! j’ai dû imprimer 3000 pages et voir l’ensemble, mais en piles, en rames, je ne vois rien.  du coup, j’ai dû les coller quelque part…  j’ai été contraint de louer une petite chapelle désaffectée. je les ai collées sur les murs, sur le plafond ! partout ! j’ai pris un matelas, je me suis allongé au milieu de la pièce… une longue vue à l’œil ! et alors comme ça je lisais avec une longue vue ce qui était collé aux murs. j’ai fait  des collages, des coupes sur ordinateur jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule page sur les murs ni au plafond… un travail gigantesque, quoi ! c’est plus facile pour un ours pouilleux de baptiser chaque pou que de refaire ce que j’ai fait… 

Est-ce que votre éditrice vous a sauté dans les bras quand elle a reçu le manuscrit ?

Non, non, non ! elle ne m’a pas sauté dans les bras parce qu’elle avait les bras occupés ! elle tournait les pages, elle !

Quand vous racontez ça, avec votre longue vue, vous faites passer Flaubert et son « gueuloir » pour un collégien !

Flaubert c’est un grand romancier, qui, dans certaines pages de Mme Bovary, devient un grand écrivain. certaines pages seulement, sinon c’est un grand romancier, lui.  grâce à Flaubert et Proust j’ai compris la différence entre un grand romancier et un grand écrivain. Proust est au-delà des ordres, il n’est pas un écrivain bourgeois, lui ! grand jamais !  tandis que Flaubert le reste.

Un écrivain  russe n’est jamais un écrivain bourgeois : prenez  Dostoievski, Tolstoï, Cholokov…parce qu’un écrivain russe cherche autre chose, il ne cherche pas à gagner sa vie avec sa plume…il cherche à la perdre, sa vie ! à  la perdre le mieux possible! parce que les écrivains russes sont souvent des mystiques. Parfois c’est ennuyeux, ça… franchement, les scribouillards russes sont sérieux, mais oui, pire que les perroquets sourds à un  mariage de rossignols !  mais… mais…comme disent les évangiles « celui qui garde son âme la perdra et celui qui perd son âme la gagnera ». une différence primordiale entre l’écriture à la Russe et l’écriture à la Française.

Du coup, c’est pour ça que vous ne lisez pas d’auteurs modernes. J’ai lu votre livre de manière politique, comme une sorte de refus de l’égoïsme, un livre généreux, un livre sur l’accompagnement, aux antipodes de la production moderne ?

Il y a un engagement politique.. mais dites moi : quelqu’un  qui est bloqué en haut de l’immeuble avec une Kalashnikov et que tout le monde attaque doit se défendre. donc le personnage de ce livre est en quelque sorte au milieu du désert avec une kalashnikov mais c’est une kalaschnikov à eau !

C’est un pistolet à eau qui arrose et les bons, et les méchants. comme une espèce de gargouille, qui pleure sur les bons et les méchants, sur la gauche et sur la droite ! à la Léon Bloy ! mais bien rasé ! parce qu’ici-bas n’est pas le royaume du bien, le bien et le mal sont mêlés, donc pour qu’on  voit les fruits des bons et des méchants - il faut les arroser tous ! mais tous ! comme ça, à la fin des fins -  on reconnaîtra les tomates et les courgettes !

Donc à part offrir ce livre aux lecteurs vous écrivez sans but ?

Je ne suis qu’un œil qui voit au-delà de la pointe de la flèche, parce que pour un tireur français, le but c’est la pointe de sa flèche, pour moi ce n’est ni la pointe, ni la cible, c’est au-delà.

En vous lisant j’ai songé à Rimbaud qui dit : «  Le poète est voleur de feu  chargé de l’humanité, des animaux même ; et qu’ il devra  sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe."

J’ai pensé à ce passage, en me disant que votre narrateur, et votre auteur sont chargés de l’humanité tout entière.

Humanité ? je ne sais pas… mais chargé de l’humain – ça – oui ! très oui ! archi-oui ! l’écrivain parfois fait vibrer quelque chose en nous, sinon la terre pour que les mots dans notre tête se décollent et que l’on puisse faire passer une feuille entre les mots et ce que les mots doivent dire… je parle parce que je ne peux pas faire autrement, mais lorsque vous regardez les yeux d’un muet qui soudain a envie de dire quelque chose, vous comprenez à quel point votre désir de parler est nul à côté de son désir de verbe ! tout est là !  seuls le désir, la soif du verbe comptent ! le reste – c’est de l’eau pour arroser les culs-de-jatte en attendant que leurs pieds repoussent !  regardez les drapeaux…quand il n’y a pas de vent, le drapeau n’est pas animé mais dès que le vent se met à souffler - vous voyez le drapeau bouger. or vous ne percevez le vent qu’à travers le drapeau. le langage est le drapeau. le verbe est le vent. un muet est verbe,  mais il ne peut faire bouger le drapeau du langage.  un vent sans  drapeau…  et moi, alors ? ho ! je suis à la fois le drapeau et le vent.

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Dans le livre le  narrateur rend  hommage  à ses personnages, fait revivre des figures, mais semble avoir trop d’humilité pour prendre la parole à leur place.

Ho-ho… et puis quoi encore ! mais bien sûr, si l’on prend la parole, cela devient tout de suite de la littérature ! c’est une malédiction pour un écrivain de faire de la littérature ! imaginez que, vous êtes dans une pièce et vous êtes une mouche, et je ne sais par quel miracle vous avez réussi à mettre en route l’aspirateur ! vous avez écrit quelque chose… d’accord, et puis vous êtes publié ! le premier roman sort ! vous êtes une mouche et si vous continuez, vous serez aspiré par l’aspirateur et fini les raspapouilles !  avec le Syndrome de Fritz, j’ai mis l’aspirateur de la littérature en rut, moi ! même pas en route, en rut ! la littérature est en rut, elle veut être baisée, et que l’on devienne la littérature. moi je m’y refuse ! donc il faut battre de toutes ses ailes devant la bouche de l’aspirateur, pour ne pas être aspiré. pour rendre visible la différence entre la vision et la littérature.

J’ai vu que vous aviez écrit quatre autres romans, un en Français, trois en Russe, j’ai l’impression que le thème du précédent est très proche de celui-ci est-ce le cas des romans  russes ?

Oui, j’ai toujours voulu rendre visible l’invisible. j’aurai aimé être soit prêtre, soit médecin, soit peintre. peintre, je ne peux pas, médecin c’est raté, et prêtre…je suis mi-prêtre, mi-sage femme, moi. les prêtres vivent des morts, des baptêmes, mais il n’y en a plus des masses... moi je suis une sage-femme qui vit des morts, j’accouche les âmes.

J’ai été étonné d’une description d’accouchement, pas une description mais une référence à un accouchement, écrite comme si vous en aviez vécu plusieurs.

Mais oui, ma mère était comme la mère de Socrate, sage-femme, et je faisais des études de médecine pour devenir gynécologue ou obstétricien ! j’en ai vu plusieurs, j’ai vu l’accouchement de la foule des corps et des âmes, des morts-nés… des fausses-couches. des césariennes.

La mort est omniprésente dans le récit, est-ce que vous pouvez nous parler un peu d’elle ? Comment le narrateur fait-il pour résister à cette litanie du malheur qui parcourt le livre ?

Pour moi, c’était la question de pousser le langage jusqu’à l’indicible. la seule chose vraiment indicible - c’est assister à l’agonie d’un être vivant, moi-même, vous, les chiens chats, bêtes sauvages, domestiquées. au bout d’un moment j’ai voulu que le langage entre en agonie, et c’est au moment de l’imminence de la mort, que nous voyons le langage comme un dauphin sortir de l’eau et plonger pour de bon. le langage humain c’est le dauphin… un poisson qu’on ne voit jamais, nous savons qu’il est là mais on ne peut le découvrir que quand il disparaît, il disparaît au moment de la mort.

Le langage trouve-t-il au moment de la mort de quoi se ressourcer ?

Bien sûr, parce que vous sentez une présence surhumaine, autre chose que vous, plus grande, immense et à ce moment-là vous vivez véritablement.  et c’est pour moi le plus important en étant mystique du bout de mes pieds jusqu’à la pointe de mes cheveux ! je suis en chasse de cet état de grâce qui fait que l’on renaît avant de mourir… cette renaissance, la plus grande grâce qu’un être vivant peut éprouver. certains recherchent cette grâce dans l’amour, d’autres dans la drogue, l’écriture, mais pour moi si l’on peut ramasser toute l’activité humaine, c’est avant de mourir, avant de passer du mauvais côté de l’herbe, des pissenlits.

Quelle place vous donnez à l’humour dans cette façon d’accompagner la mort en permanence ?

Ce n’est pas l’humour : l’humour, c’est la joie versée dans un verre. la joie, elle est partout, elle ! mais si vous voulez boire la joie, vous êtes obligé de vous servir dans un réceptacle. ce réceptacle est l’humour ; on a envie de boire un verre de la joie -  on nous la sert dans un verre l’humour, mais si nous pouvions boire à la source ce serait la joie. parfois certain humour est plutôt le post-coïte de la joie.

J’ai lu un peu Gogol après nos discussions je trouve que c’est le roi du grotesque, de l’étrange, de la drôlerie. Vous aussi, mais vous, on a l’impression que c’est la condition humaine qui est drôle plus que le texte.

Oui, elle est hyper drôle, regardez les gens qui marche dans la rue, chacun dans son monde.

Des « Nez qui marchent » ?

C’est l’indifférence qui marche, tout le monde se fout de tout le monde, les gens marchent mais ce qui m’intéresse véritablement c’est la magie qui en découle. Tout le monde fait semblant de se foutre des autres… il suffit d’observer ce qu’il se passe ! ah je suis vicieux… le monde c’est une ruche gorgée du miel… mais moi – je suis un ours allergique à son miel !  faut voir le monde ! un moment donné il y a une telle harmonie de l’indifférence que vous voyez que toutes les voitures défilent à la même vitesse. les gens marchent ensemble à la même vitesse ; leur pas, leur visage, leur façon de parler au téléphone, leur façon de fumer est exactement la même et pourtant ils prétendent tous à être différents ! à être meilleurs ! à mériter quelque chose de plus que l’autre ! mais il suffit que quelqu’un tombe dans la rue… il suffit que quelqu’un dans la foule des marcheurs se mette à courir ! c’est fini ! leur vie est bousillée ! et le monde veut alors éliminer celui qui trouble l’harmonie des égos, bien dans leurs babouches ! il y a une très grande harmonie de la guerre, constante dans le monde d’aujourd’hui.

J’ai l’impression que vous avez une peur panique, de ne pas courir dans la rue, de ne pas gueuler, de ne pas déranger cette harmonie. Le rôle de l’écrivain est-il de déranger cette harmonie ?

Déranger je ne sais pas, car déranger c’est s’engager. moi – pas ! moi – pas comprendre ! toute ma vie je voulais être comme tout le monde, moi ! je voulais être non-présent… je voulais être encore plus anonyme qu’un souriceau de Notre-Dame, moi ! je voulais que les gens ne me voient pas ! surtout pas !  mais je n’ai pas réussi parce que pour devenir invisible, véritablement, il faut arrêter toute votre activité de présence, car votre présence, c’est votre activité. il y a toujours quelqu’un qui vous regarde, qui s’en fout de vous, de lui-même, de tout, mais qui vous regarde... celui qui veut être invisible finit par déranger, parce qu’à force il donne l’impression qu’il a quelque chose à cacher ! qu’est-ce qu’il a de plus pour ne pas vouloir être avec nous ?! merde alors ! pourquoi, il ne veut pas participer !? archi-merde alors ! pourquoi est-il toujours en marge ? pourquoi n’a-t-il pas besoin de nous ? pourquoi a-t-il les poches cousues ? nous on découd nos poches, nous ! on montre le fond de la culotte de notre âme !  et lui ? il n’a rien, lui ! ne demande rien, a les poches cousues, bouche cousue, tout !

Lorsque votre narrateur est hébergé chez une vieille dame ukrainienne, il est dans la disparition de soi, vit dans le sous-sol, a cette forme de tranquillité de disparaître du monde.

Ça c’est mon rêve, ça. c’est pour ça que je suis fasciné par la mort, parce que t’es tranquille après, vraiment tranquille, mais par contre il y a un piège, si jamais il y a quelque chose après la mort, c’est dingue, vous sautez de la soupe qui est la vie dans le cassoulet brûlant qui est la mort, là c’est… c’est l’enfer !

Ce serait emmerdant ?

Oui pour moi ce serait une catastrophe, ça ! cette tranquillité est l’absence totale quand personne ne se rend compte de votre mort, parce que personne ne s’est rendu compte de votre vie ! c’est ça qui est bien, que les gens vous oublient, cet état de paix intérieure, que les moines cherchent ici, mais qu’on ne peut en aucun cas trouver ici.

Mais votre narrateur ne s’efface pas. Il est en permanence présent aux autres, à ceux qui vont mourir, jamais dans l’effacement cynique.

C’est impossible de s’effacer de façon cynique… c’est une connerie, ça.  le cynisme a un arrière-goût d’amertume, une sorte de jalousie de la vérité. quand la vérité n’est pas bien née, n’a pas eu la gestation véritable, quand la vérité est mort-née, elle devient cynique, et moi je ne peux pas être cynique car dans le cynisme, il y a un manque, des regrets, des remords mort-nés. ceux qui meurent, envoient l’appel qui donne envie d’écouter ce silence qui précède la paix éternelle. pour moi la paix n’est jamais emmerdante. Pascal disait que toutes nos emmerdes viennent du fait que nous ne pouvons pas rester tranquilles dans nos chambres ; il avait raison !

J’ai été étonné par une tribune que vous avez écrite dans Le Monde, dans laquelle vous vous énerviez contre les écrivains  qui refusaient l’homophobie en Russie. Je ne l’ai pas comprise immédiatement, puis j’ai réalisé que ce qui vous inquiétait, c’était  l’uniformisation des comportements.

Il faut que tout le monde soit comme les Français. il faut que tout le monde bouffe la baguette par le bon bout ! il faut que tout le monde casse l’œuf sur notre bosse du travail ! il faut qu’on s’engueule, râle comme les Français, c’est ça la mission des nains auprès des Goliath, et si vous voulez péter parmi les nains – vous savez très bien - il faut s’accroupir !

Du coup vous êtes bien content d’avoir un nouveau Tsar qui affirme sa différence envers les Français ?

Bien sûr, je suis content de mes jumelles qui me permettent de voir que Poutine n’est pas seulement un dictateur, c’est un tsar, je suis content de ma lucidité, c’est une petite joie, mais j’en suis content !

Parce que la Russie n’a jamais été démocratique, c’est la continuation des Tsars, c’est Vladimir le Premier, il y avait Pierre Le Grand, Yvan le Terrible, Catherine II, Elisabeth Première, Alexandre I, II, III, Staline, Joseph Ier et demi ! Brejnev, toute une bande de princes, il y a maintenant Vladimir le Ier, ça va c’est la logique ! pourquoi exiger que les Russes deviennent d’un coup les Français ?

Est-ce que les Gaulois ont fait d’un coup la Révolution française ? je suis grand lecteur de Joseph de Maistre,  et lui… il a ouvert le tombeau de la Révolution française – il l’a fait visiter… un génie, quoi. Il a pu entendre dans les matins de la Révolution – son glas.  c’est lui qui a influencé Baudelaire, Flaubert et tous les grands contre-révolutionnaires.

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                                                                                                  Moscou, dans un parc

Dans les personnages du livre, il y a un personnage bouleversant qui est le « petit bossu », que le narrateur connaît dans sa jeunesse qui est le point originel, pour comprendre le désir mystique du narrateur, pour comprendre cette idée de traversée du Styx, de passer de la vie à l’au-delà.

Le Petit Bossu, pour comprendre ce personnage il faut relire les Confessions de Saint-Augustin, car Saint Augustin avait un ami, un grand ami, il a voulu le sauver, il n’a pas réussi, moi j’ai voulu le sauver, mais j’étais petit, je n’ai pas réussi. saint Augustin avait Dieu comme infirmier, moi j’aurais aimé l’avoir à mes côtés, mais à ce moment-là, je ne l’ai pas eu, j’étais seul, et il était condamné par la vie. une âme perdue, pas viable, condamnée à mourir.

N’est-ce pas ça la vie ? Accepter que les gens partent, sans aller contre ce mouvement ? Lui aussi a vu son frère disparaître et ne pouvait rien faire.

Oui, il ne comprenait pas ce qu’il se passait, quand vous êtes enfant, quand vous ne comprenez pas c’est une chose, quand vous comprenez c’en est une autre. le personnage du Bossu est une manifestation de la bonté absolue qui ne sert qu’à refléter la méchanceté et le Mal de l’homme. vous ne pouvez pas accepter que cette lumière disparaisse, parce qu’elle ne doit pas disparaître. vous êtes obligé de vivre avec la mémoire de cette bonté absolue.

De la joie mystique ?

Une joie que vous avez vue. tout le monde peut nier mais vous, vous l’avez vue. la présence d’une seule personne, qui a vu, change le monde et rompt l’unanimité. j’ai horreur de l’unanimité, toutes les lapidations viennent de cela ! et celui qui a jeté la première pierre le sait.

Dans le livre, un autre personnage m’a beaucoup plu, celui de Samourai, pourquoi lui avoir donné un nom de garçon ?

Parce que la folie nous retire notre genre, nous sommes autre chose, lorsque la raison perd ses repères, dépasse les bornes, perd ses garde-fous, la folie vous inonde, et la folie est unisexe, moi ce qui me réconcilie avec la folie, c’est que nous pouvons vivre avec. celui qui a peur de la folie deviendra fou. celui qui l’accepte peut la dépasser. La folie humaine c’est une sorte de voleur qui devient tyrannique, parce que vous avez peur de lui. un jour, à force d’avoir peur, le tyran vous cambriole, la folie change les serrures, mais si votre raison ouvre la porte et lui dit « viens il n’y a rien ici, prends ce que tu veux »  la folie va partir les mains vides et vous laisser plus riche que vous ne l’étiez… Samourai guérit, par amour, parce qu’il s’occupe de ce garçon, Cow Boy, plus fou que lui. Samourai a vu sa propre folie, quand Samourai voit son propre père au Japon il voit sa propre folie, son père qu’il n’a jamais connu, cette folie qu’il jamais regardé.

Qu’est-ce qui pour vous est le plus important, aimer ou manger ?

Aimer évidemment, parce que la seule petite chose qu’un être humain peut accomplir pendant ses 60 ans, c’est aimer. s’il est capable d’aimer, sa mort sera douce et le temps, fils de l’éternité, se penchera sur lui pour lui fermer les yeux. celui qui n’a  jamais aimer restera mort les yeux ouverts en pensant qu’il est vivant. nombre de gens ne savent pas qu’ils sont morts.

Un grand mystique disait que  « Si tu veux être aimé, aime ! »

Vous êtes chrétien ?

Oui je suis chrétien orthodoxe.

Il y a dans le roman,  cette  image de la Volga dont les blocs de neige craquent, la Russie vous manque-t-elle ?

Ce qui me manque le plus, ce n’est pas la Russie c’est la neige, cet état de la neige qui tombe, la neige allongée, la neige tranquille, la neige du dimanche. cet état me manque. et la Russie...vous savez que la surface de la Russie est plus grande que celle de  Pluton, donc c’est une planète, la Russie !  ça ne peut pas manquer, parce qu’elle est là ! il y a toujours la Russie quelque part… à la radio, à la télé, c’est impossible de la manquer. elle est là.

Un personnage est prénommé Ourson dans le texte. N’est-ce pas trop pas trop dur pour lui d’avoir un papa qui écrit aussi bien ?  qui doit avoir des états de transe quand il écrit et cloue des textes sur les murs d’une chapelle ?

Il sait que je l’aime plus que moi-même, il le sait, il le voit, le reste - c’est la vie quotidienne. il est plutôt content d’avoir un père bizarre, qui vient de la Russie, d’une autre planète, père bizarre, mais père-légende. il a quelque chose que les autres n’ont pas, beaucoup de parents veulent cela, mais ils ne peuvent pas, parce qu’il faut gagner sa vie, partir en vacances, moi je ne peux pas ça pour lui, mais je peux lui donner tout mon amour.

Dans le roman, le narrateur qui est aussi fils de son propre père, dont il a assisté à l’agonie,  jure « plus jamais la violence ». mais il s’y abandonne, devant son fils avec un clochard, la mission échoue, la violence est très dure à éliminer. pour l’éliminer, il ne faut pas  en avoir peur, la regarder en face et surtout, très surtout - ne pas agir, mais la voir, car notre peur de la violence produit de la violence.

J’ai été impressionné de voir que vous avez été dans la Légion  étrangère et ça ne correspond pas du tout au stéréotype que l’on peut se faire du narrateur.

Mais pourquoi ?

Pour moi nous lisons dans le roman, le trajet d’un homme qui fait face à la violence du monde et lui résiste. Loin de l’image d’un légionnaire ?

Mais les soldats qui partent en mission en Afrique, ils partent  pour l’éliminer par les armes, nous voulons tuer la violence, nous frappons quelqu’un qui frappe.

Pas d’autre technique pour l’instant ?

Si, il y en a, mais si on a besoin de protection, je vous conseille un gorille et pas une colombe.

Dans votre roman, le narrateur agite un cadavre pour faire peur au camp adverse. Est-ce que vous avez fait la même chose ?

Oh j’ai fait bien pire, ça c’est rien, c’est juste un bout de doigt, c’est rien ! c’est un petit bout de tissu, un petit bout de chair à côté du corps, mais j’avais 18 ans avec tout ce qui va avec, le désir d’aventure…

Vous avez bien rigolé ?

Parfois oui, ou non , mais c’était  ma vie. Et puis, entre nous, - les émotions nous occupent !

Je me suis demandé comment votre éditrice pouvait recevoir un tel texte et justement rester dans  son rôle d’éditrice, garder une certaine distance par rapport à vous.

Si vous êtes un éditeur, mais quel réaction auriez-vous ?

Moi j’adorerais.

Mais adorer, ce n’est pas  un mot, juste un étendard, mais il y a toute une armée d’émotions derrière, ce n’est pas un vers, on peut adorer un vers, juste un vers, un petit bateau, ivre ou sombre… tandis que là c’est une armada, il faut se protéger contre l’armada.

Est-ce que ça n’a pas été trop dur pour elle ?

Tout le monde doit se protéger contre la vérité, pour survivre, moi je ne vais pas continuer à me protéger de la vérité, c’est fini ça, fini pour moi la protection… la vérité artistique, ça vous fascine, ça peut vous entraîner là où vous n’êtes jamais allé, d’où mes découvertes de Bach, de peintures, ça peut changer votre vie, un texte. ce qui est important c’est de changer ma vie, pas celle des autres,  je ne suis pas un délivreur de message, je ne fais pas la livraison de colis, je fais ce pourquoi je suis né, le reste c’est à chacun de voir, mais le colis est là, emballé… ce n’est pas un colis piégé, ça ! ni un colis serpent ! plutôt un colis colombe et mon éditrice se nomme Colombani.

Un livre d’un personnage qui vacille. Un ami m’a dit « n’oublie pas que ce n’est qu’un texte », que cela ne reste qu’un texte.

Une cuillère c’est une cuillère… un livre ça peut devenir une  cuillère, et armée comme ça vous pouvez manger votre vie. il y a des gens qui préfèrent manger avec les mains. il y a des gens qui ont des cuillères qui s’appellent Mme Bovary, moi je m’appelle Face au Styx, c’est tout. et puis il faut être prudent !  la prudence ! l’accouchement d’un cactus ! et puis la discrétion ! on en a jamais trop !

Vous avez un livre en préparation.

Je suis épuisé comme un raton laveur qui vient d’inventer un lave-linge ! mais je ramasse des choses, pour mon prochain voyage de huit ans, pour inventer un nouveau lave-linge.

En vous lisant, j’ai l’impression que votre langue, une langue française devenue frappadingue, est une sorte de langue à mi-chemin entre Russe et Français. Est-ce que vous êtes d’accord si je dis que la structure du langage semble affectée par la structure du Russe. Une économie de moyens, disparition d’articles, de déterminants,  que l’on n’a pas en Français.

Ce n’est pas une économie de moyens. d’abord Proust disait que les grands textes sont écrits en langue étrangère. parfois j’ai éliminé les articles là où je sentais qu’ils pouvaient gêner la vitesse de la vision, parce qu’avant que la vision ne s’habille en phrase, elle disparaît. vous ne voyez plus que le vêtement ! vous ne voyez que le drapeau agité par le vent. je veux que la vision soit nue…  parfois les articles me gênent, comme d’ailleurs les majuscules qui sont les hauts-de-formes de la phrase. ce chapeau est la première chose que vous voyez, son absence permet de se concentrer sur la phrase, d’entrer dans le texte. nous ne sommes plus au XIXème siècle, la langue ne nécessite plus que l’on mette de couvre-chef ! et mes points d’exclamations sont des hauts-de-formes jetés par terre ! enlevés par le vent de l’émotion. la langue ne se déshabille pas toute seule… faut l’aider. gentiment.

Est-ce que cela correspond à la volonté que le texte soit un flux de conscience ininterrompu, et dans lequel apparaissent et disparaissent des personnages dans la conscience même.

Je ne dirais pas que c’est Joyce, Joyce, c’est hyper rationnel, tellement que ça devient presque mystique. pour moi c’est le contraire, il fallait s’arrêter chaque fois que la vision avait ses boutons de chemise ! quand vous nagez dans la Volga, vous faites corps avec elle et au bout d’un moment vous devenez la Volga. le poisson n’est-il pas l’eau vivante dans laquelle il vit !? parfois il saute hors de l’eau, mais l’eau sans poisson, c’est une mer morte… mer sans âme. Mon texte – c’est celui qui nage et l’eau. deux à la fois.