UA-80663636-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/02/2014

Rouge Pimpon

 

Else n’avait jamais  eu l’esprit pratique et son étourderie marqua profondément ses camarades de classe, quand, à sa demande, ils cherchèrent partout les lunettes qui reposaient tranquillement  sur son nez. Un archipel. Ses boucles blondes tombaient en papillotes sur son visage poupin. Elle pouvait rester des heures le nez collé à la vitre dans l’automne délavé par la Baltique. Joues rondes de trompettiste et  grands yeux rêveurs. Elle était  devenue une mère de famille magnifique.

Sa vie bascula le jour où elle poussa la porte du grand magasin norvégien Elvestedt. La spécialité de la Norvège était le design d’intérieur, et seule une Norvégienne sur quatre n’était pas décoratrice. Else, qui n’avait jamais été intéressée par les objets, s’était persuadée que visiter Elvestedt était comme une obligation culturelle. Le musée du Louvre. Jan avait refusé  de l’y mener, mais les bus affrétés par l’enseigne passaient chaque jour devant la maison. Elle prit son fils de trois ans sous le bras et monta.  

Les Fribyter, famille à laquelle elle était fière d’appartenir, avaient toujours refusé les tentations du monde : le grand-père vivait désormais reclus sur une île caillouteuse. Else passait ses journées plongée dans des livres. Dans sa tête, Jean Valjean se promenait main dans la main avec d’Artagnan, Raskolnikov dormait sous des ponts avec Esmeralda. Son esprit virevoltait comme une lanterne magique.

Else ne voulait pas mourir idiote. Même la Reine de Norvège s’intéressait aux cuisines en plaqué bouleau Elvestedt,  ne manquant pas une occasion de citer l’enseigne dans les interviews où elle traitait de sujets graves, le terrorisme, la marche du monde, le Prix Nobel de Chimie, le rayonnement de la Norvège. 

Descente de lit enfant au motif forestier. Prix promotionnel de huit euros.

Le bus était tout rouge aux couleurs du magasin, car la créatrice d’Elvestedt portait une robe vermeille le jour où  elle ouvrit son premier entrepôt de petite maroquinerie. Imaginez une jeune fille de seize ans qui vend des sacs et des portefeuilles, et qui ne sait pas encore qu’elle va révolutionner le monde. Dans le bus, pour que les clients ne s’impatientent pas, des spots publicitaires passaient en boucle pour éclairer leur choix. Ils arrivèrent enfin au milieu de nulle part sur un parking immense, devant un extraordinaire hangar rouge pimpon. Son fils ne savait pas où donner de la tête. Des clients, pour la plupart retraités, patientaient devant l’immense porte en acier trempée du magasin. Il n’était pas tout-à-fait neuf heures. «  Jamais je n’ai vu pareille entrée. » lança-t-elle à Swen. Des airs de coffre-fort. Les clients trépignaient, s’élançant puis reculant brusquement, acceptant aimablement les consignes des vigiles. Les battants s’écartèrent comme un rideau de théâtre. Les clients possesseurs de la carte « les amis d’Elvestedt » s’engouffrèrent dans le magasin. Else était une visiteuse lambda.

Chers clients, chers amis, prenez un petit déjeuner pour faire vos achats les idées claires et le ventre plein. Notre restaurant norvégien  vous propose jusqu’à dix heures un brunch complet au prix de 1 euro.

Sitôt dit, sitôt fait. Swen, des cookies plein la bouche, marmonnait des propos inintelligibles, tandis qu’Else feuilletait le magazine officiel Elvestedt. Les tasses étaient rouge pimpon, le thé était rouge pimpon, les cuillères étaient rouge pimpon, l’emballage du sucre était tout rouge pimpon. Déjà 10 heures du matin. Son acuité visuelle était altérée avec les néons artificiels. Else avait du mal à lire. « Allons faire des achats » s’écria-t-elle gaiement.

La table Goran trépied 49,90 euros. Idéal pour les soirées poker. Complétez-la par le coffret Texas Holdem, jetons en bois, et cartes dessinées par Ingvar Donsen, 15 euros 99.

Notre espace de restauration est ouvert. Boulettes de rennes à 8 euros. Menu exceptionnel, crevettes de la Baltique, sur réservation, le jeudi soir. Tourte de boulettes de pain nordique.

Elle commença par l’espace enfant. Swen ne voulait plus le quitter. Au milieu des jouets en bois, son fils ressemblait à un troll hirsute. La fatigue pointait. La visite fléchée débutait à peine. Elle lui acheta un renne à bascule, qu’elle déposa dans son caddie.  Bjork en fond sonore. Les cds étaient en vente à l’entrée. Else qui était nouvelle suivait consciencieusement les flèches et avait collé une étiquette Swen Frebyter sur le pull de son fils pour ne pas le perdre, sur les conseils de l’hôtesse d’accueil. Swen se roulait par terre et la déambulation ne faisait que commencer. Elle décida de le laisser à la nurserie où les enfants s’occupaient à monter des armoires. Les sociétés scandinaves et la place de choix qu’elles laissent aux plus petits donnaient à Else un sentiment de fierté. Elle ne voyait dans cette halte-garderie d’Elvestedt que le relais des préoccupations sociales de la Norvège. La progéniture hilare poussait des caddies et vissait des portes.

Prenez du temps pour vous. Vos enfants sont entre de bonnes mains à la nurserie Elvestedt. La halte-garderie est ouverte de 8 heures à 22 heures.

Else, revigorée, put enfin se consacrer à ses achats. Elle emprunta un crayon en bois, à disposition des clients pour faire des listes. Sa maison était dotée de tout le confort scandinave. Elle dut donc se chercher des besoins. Ce fut chose facile au rayon cuisine. Elle commanda un plan de travail et trois gigantesques tabourets de bar. Elle envisagea avec la vendeuse l’éventualité de l’achat d’une hotte. Un placard. Des idées rangement.

Le numéro et les références des pièces, qu’elle devait récupérer au terme de la visite, tournoyaient dans sa tête. Des lettres et des chiffres, des rangées et des cases, des points d’interrogation, c’était n’importe quoi. La chaleur l’étreignait. Elle notait tout comme une épileptique, rageusement, comme si elle eût découvert la théorie de la relativité. Au bout d’une heure, la vendeuse, Christina devint sa meilleure amie. Else se heurta cependant à un refus poli lorsqu’elle lui offrit de prendre un café.

Personnalisez votre descente de lit et dites bonjour à vos proches. Graphismes personnalisés, photo de votre petit neveu, mot d’amour. Paillasson multicolore. 22 euros.

Elle s’assit sur un tabouret. Le temps s’écoula tandis qu’elle rêvassait. 16 heures ne sonnèrent pas. Les visiteurs d’Elvestedt évoluaient dans un monde d’objets purs, vidé de tout ancrage temporel, sous une lumière d’entrepôt. C’était peut-être cela le secret propre aux objets, leur résistance au temps et leur mort incertaine. Le talisman du désir consumériste. Christina lui conseilla  de visiter l’espace chambre à coucher.

Promotion 14 mètres de plan de travail au prix  de 10.

Cuisinez dans les grandes largeurs. Offrez la machine à sushis designée par Hans Coburg à votre mère pour les fêtes.

Else découvrit qu’il était possible de dormir sur place, dans la résidence hôtelière Elvestedt. Elle réserva une chambre en tout point identique au mobilier témoin de l’espace chambre à coucher. « Quel bonheur de dormir dans un catalogue pensa-t-elle !»

Après un repas frugal de crevettes de la Baltique dans des assiettes à vendre et l’achat d’une solution anti-migraines, c’est la tête pleine de références de parquets flottants qu’elle monta dans sa chambre, d’une transparence d’hôpital.

Deux Doliprane plus  tard, après le lavage de dents, elle poussa un cri. Elle avait oublié son fils. Elle courut à l’accueil du magasin, près de la nurserie. Il pleurait. Les employés pressés de partir, peut-être lassés de vendre des pieds de tabourets,  l’avait laissé dans la piscine à balles.

21:42 Publié dans Lettres | Commentaires (0) | Tags : magasin, nouvelles, consommation, ikea | | Digg! Digg |  Facebook |

Les commentaires sont fermés.