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05/05/2012

Bleu acier (1ère partie)

 

        Ethan se glissa entre deux entrepôts, dont l’interstice lumineux lui indiquait la direction du port. Il ne voyait rien, si ce n’est en baissant la tête quelques oranges qui roulaient sur le sol. Ses pas s’aimantaient au reflet moiré de l’eau et aux sirènes des porte-conteneurs.  Il jeta un œil derrière lui et vit la colline de Haïfa plongeant vers la mer. Il avait du mal à imaginer que Haïfa ait pu être une étendue d’oliviers avant de devenir cette friche industrielle posée sur l’eau comme un rail rouillé. Il dépassa un entrepôt de chaussures, puis un local réfrigéré de fruits et légumes. Il marchait, avec la nonchalance d’un promeneur qui profite de chaque instant. Les porte-conteneurs  lui paraissaient d’inquiétantes créatures d’acier, surmontées de grues rouges et son regard peinait à embrasser l’immensité de leur surface de portage. Il cherchait un bar pour y dérouler sa fin d’après-midi. La chaleur s’emparait de lui et  la reflection de l’eau, loin de véhiculer l’air du large, figeait chacun de ses gestes dans une éternité ensoleillée. Chaque mouvement lui coûtait et accentuait son désir de s’asseoir sur une chaise.

 

     Il était évident, en balayant l’ensemble des installations portuaires, que les hommes se laissaient happer  par une volonté de saccager la Méditerranée, du moins Ethan le pensait-il en se baladant dans cette décharge à ciel ouvert, vidée de présence humaine à l’exception de quelques marins effrontés, qui sautaient de leur pont dans des flaques d’huile peut-être pour impressionner des navigatrices du dimanche, aux boucles brunes qui se déroulaient dans leur dos nu comme un tapis d’algues,  et faisaient virevolter leur hors-bord dans le port avant de partir se balader en mer. C’était sans doute une manière de leur dire bonjour et de braver la saleté du quotidien dans des sauts héroïques, qui n’avaient pour seul mérite que de justifier à leurs yeux d’avoir mis un pied devant l’autre ce matin-là. Il les apercevait s’élançant dans un ballet rythmé, droits comme des citrons, avant de disparaître dans l’eau noirâtre pour mieux ressortir, fierrots en agitant la main. Mais toute cette ferraille lui donnait mal au cœur, ces carcasses, ces voyages sans âmes, ces soupirs sans amour. Ethan longeait désormais la mer, qui toute souillée qu’elle était de la fièvre du commerce, matérialisée par ces bateaux charrettes pleins à ras bord, toute souillée, conservait malgré tout cette bleuité d’innocence qui réveille les âmes fatigués de Joseph Conrad. Car la mer resterait le rêve d’immensité, malgré le village global, et l’uniformisation des cultures et le tout est dans tout et réciproquement. Elle serait toujours ce qui nous sépare de l’autre, de nos futures amours, de la fille qu’on aime, des enfants qui ont grandi, des rêves déchus.

 

       Les oranges roulaient à ses pieds, c’était plutôt pas mal comme fin d’après-midi. Il trouva enfin un bar digne de ce nom avec des vrais marins dedans sans bérets à pompons. Il allait pouvoir se soûler jusqu’à la nuit tombée. Et pourquoi, lorsqu’il ne s’y attendrait plus, ne rentrerait-il pas avec une fille perdue sous le bras, cigarettes et ptites pépées. Ethan rêvait tout éveillé, aussi avait-il l’air un peu con quand il poussa la porte du bar. Il y aurait des chaises. L’établissement était tenu par deux cinquantenaires, disharmoniques, l’un parlait fort et vulgairement, l’autre n’arrivait pas à articuler un mot comme s’il avait eu une extinction de voix que l’imagination romanesque d’Ethan attribua sans ciller à un cancer des poumons. Le goût des maladies chez l’homme est inné un peu comme la marche, un baiser ou des frites. Dans le rade, enfumé en diable, ce qui corroborait l’hypothèse d’Ethan, qui lui valait  de s’adresser au barman avec une sorte de pitié de circonstance, dans le rade étaient épinglés un portrait de Che Guévara, d’Oum Kalsoum, des photos du Sinaï, et des affiches géantes du Galatasarai. ce qui lui donna idée de commander un café turc, pour vérifier la raison obscure de ces amitiés ottomanes. Le café se révéla plein de marc, mais trompa sa solitude. Force était de constater que river ses yeux au fond de tasse constituait un début d’occupation. L’aphone toussa.                

 

                                                                                               ....